Le 30 août 2025, Reporterre publie un interview avec Frédéric Héran, professeur émérite à l’université de Lille, consacre ses recherches aux évolutions des modes de transport.
Il est de plus en plus possible de se déplacer en vélo dans tous les usages, explique l’économiste des transports Frédéric Héran. Vélos électriques et autres vélotos amorcent une révolution de la mobilité.
Frédéric Héran est professeur émérite à l’université de Lille. Il a consacré sa recherche aux évolutions des modes de transport, sous l’angle de leur intérêt écologique.
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Reporterre — Si toutes et tous, on roulait à vélo, à quoi le monde ressemblerait-il ?
Frédéric Héran — Il faut d’abord dire que le mode de déplacement à privilégier est avant tout la marche. Puis le vélo, puis les vélos plus sophistiqués, puis les transports publics et enfin la voiture. C’est cette hiérarchie dont il faut discuter.
On marcherait beaucoup plus et on ferait beaucoup plus de vélo.
Oui. Ce sera un monde beaucoup moins bruyant, beaucoup moins polluant, beaucoup moins consommateur d’espace, et surtout beaucoup moins utilisateur de matières premières.
Les vélos constituent aujourd’hui une gamme de moyens de déplacement très variés.
Il y a d’abord le vélo classique que tout le monde connaît, et ce qu’on appelle les vélos spéciaux, qui comprennent les VAE, les vélos à assistance électrique. Ensuite, les vélos allongés, qu’on appelle aussi des vélos familiaux, sur lesquels on peut mettre 2 ou 3 enfants. On peut ajouter les vélos pliants qui sont en plein boom, et les vélos couchés, où le pédalier se situe devant le conducteur. On est donc en position couchée avec les jambes vers l’avant qui pédalent.
« Il y aura encore des camions, mais beaucoup moins »
On peut aller beaucoup plus vite, parce qu’il y a une moindre résistance au vent quand on est au-delà de 20 km/h. Il y a encore mieux, c’est le vélomobile : la même chose qu’un vélo couché mais caréné, avec une coque en résine, c’est encore plus aérodynamique.
Les vélos couchés et mobiles ont été inventés il y a un siècle. Quelle est leur histoire ?
Un certain Charles Mochet les a inventés dans les années 1930. Tous les coureurs cyclistes qui utilisaient ces vélos gagnaient les courses. Alors en 1934, l’Union cycliste internationale a décidé de les interdire. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient trop efficaces par rapport aux autres.
On voit par ailleurs de plus en plus de vélos cargos en ville.
Il n’y en avait pratiquement pas il y a vingt ans en France et, maintenant, toutes les entreprises de livraison de petits colis ont de tels véhicules.
On commence aussi à voir des vélotos, de quoi s’agit-il ?
Ce sont des vélomobiles, mais où l’on est assis, non pas couché, dans une position plus pratique. Ils sont moins aérodynamiques et permettent d’aller au travail, de faire 20 km par exemple sans trop se fatiguer. Ce sont pratiquement toujours des véhicules à assistance électrique et selon leur poids, le pédalage est un ajout important ou secondaire. On a également des microvoitures qui font moins de 120 kg. Puis on trouve des voiturettes, qui pèsent obligatoirement moins de 450 kg.
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L’Ami de Citroën en fait partie, cette voiture est un succès, elle s’est déjà vendue à plus de 30 000 exemplaires.
De quoi est-ce le signe ?
Du fait que beaucoup de gens se demandent si l’on a besoin de voitures de 1,3 tonne — c’est le poids moyen d’une voiture — pour transporter en moyenne 110 à 120 kg de personnes et de charges. Le taux de poids mort dans une voiture est considérable : 92 %. Une voiture transporte essentiellement sa propre masse. Que transporte un vélo ? À 17 %, seulement le vélo. C’est nettement plus efficace.
Le vélo est-il réservé aux riches ?
Il se démocratise nettement. Il est vrai que les véhicules intermédiaires nouveaux sont encore chers parce que produits en petite série. Mais les prix sont en train de baisser et ces véhicules deviendront plus accessibles.
Un véloto coûte au moins 10 000 euros. Avec l’accroissement des cadences des séries, on devrait arriver à des prix nettement moindres. C’est tout l’enjeu aujourd’hui de l’industrialisation de ces véhicules : arriver à franchir des seuils de nombre de véhicules par an suffisamment élevés.
Sont-ils fabriqués en France ou en Chine ?
En ce moment, il y a une émulation mondiale dans l’innovation autour de ces véhicules. L’Ademe [l’Agence de la transition écologique] a lancé « l’extrême défi », entre 2022 et 2024, pour donner des idées, réaliser des prototypes et les industrialiser. Le but était d’engager ce petit monde qui représente en France 600 personnes, d’entreprises et d’écoles d’ingénieurs. Ces projets intéressent beaucoup les élèves ingénieurs, qui sont très excités à l’idée de tenir là une vraie solution à la crise écologique que nous vivons.
« Avec un vélo cargo, on peut déménager »
Pour développer cette filière en France, il faut abaisser les coûts et faire en sorte que des éléments de base soient les mêmes pour tous les véhicules, que ces véhicules soient modulaires et que les modules — freinage, suspension, éclairage — soient disponibles en grande série.
Avez-vous évalué le nombre de personnes qui pourraient être employées le jour où ces vélos et véhicules intermédiaires deviendront la norme ?
Une seule étude sérieuse à ce sujet a été menée, par des chercheurs allemands. Cela se chiffre en centaines de milliers de personnes. L’assemblage ne sera pas forcément dans des usines centralisées, mais plutôt dans des usines décentralisées, donc proches du local, qui auraient aussi comme tâche d’entretenir ces véhicules. Il s’agit de réaliser des véhicules durables, dont le châssis pourrait durer cent ans, les autres pièces étant changées au fur et à mesure des besoins. Il faudra que ce soit réparable. On est au tout début, mais la France n’est pas en retard. Il y a un vrai projet, un vrai défi à relever.
Concrètement, comment fera-t-on, par exemple, pour déménager ? On doit transporter le lit, l’armoire, le bureau, éventuellement l’écran de la télé, le lit des petits… Comment fait-on sans camionnette pour aller de Romorantin (Loir-et-Cher) à Strasbourg (Bas-Rhin) ?
Aujourd’hui, des vélos cargos peuvent transporter 300 kg et plus, et même des remorques avec leur propre moteur permettent d’emporter jusqu’à une demi-tonne. Avec ça, on peut déménager : on ne peut pas traverser la France, mais pour aller d’un lieu à l’autre au sein d’une agglomération, c’est possible.
Et si je suis enseignant et qu’on me mute de Romorantin à Strasbourg, comment ferai-je ?
Il y aura des conteneurs. Vous les remplirez, un camion le portera à la gare, où le train l’emportera.
Il y aura donc encore des camions, mais beaucoup moins. Aujourd’hui, on est dans un système mondialisé, où la division internationale du travail a généré énormément de transport. Celui-ci a pu se développer parce qu’il ne paye pas les nuisances qu’il provoque. J’ai étudié le cas des poids lourds. Ils fraudent massivement, par un dumping social et un dumping environnemental.
Si l’on faisait payer ces nuisances au transport, que se passerait-il ?
Si les camions respectaient les règles, le coût de transport serait nettement plus élevé. Par ailleurs, il faudrait réduire à la source ces déplacements, qui sont dus encore une fois à la division internationale du travail. Prenons les produits agroalimentaires : nous produisons du blé dur qui est exporté en Italie, qui nous revend ses pâtes. On pourrait peut-être fabriquer nos pâtes nous-mêmes ?
On relocaliserait beaucoup d’activités, il y aurait donc moins besoin de transport, c’est cela ?
Oui. On peut le faire pour quantité de choses. Autre exemple : Ikea fabrique des meubles jetables. Il n’y a qu’à regarder sur les trottoirs le nombre de déchets, de meubles, de contreplaqué qu’il y a partout, sans arrêt. Si l’on disait que tous ces meubles ne doivent plus être jetables, mais vraiment durables, cela permettrait de retrouver ce que l’on a bousillé, une industrie locale de meubles adaptés à chaque région.
J’ai déménagé de Romorantin à Strasbourg avec l’armoire de ma grand-mère qui est très solide. Maintenant avec mes deux enfants et le chat, nous voulons partir en vacances dans les Pyrénées. Comment faisons-nous ?
Il va falloir inventer d’autres manières de partir en vacances. Une première manière, c’est simplement de se dire que l’on partira moins souvent, mais plus longtemps, pour avoir moins besoin de véhicules à moteur. Ces véhicules, on pourrait les louer. Après, on a aussi le train. Et ces fameux véhicules intermédiaires : toute la famille peut se transporter avec deux véhicules intermédiaires. C’est imaginable, mais c’est vrai que l’on ne pourra plus mettre tous les jeux des enfants, on emportera moins de choses. C’est cela qu’il faut réinventer. J’observe déjà sur les routes un engouement incroyable pour le vélo de randonnée, avec aussi des familles qui s’y essayent.
Et si, en vacances, quelqu’un se casse la jambe. Il faut des ambulances. En aura-t-on encore ?
Il restera un certain nombre de véhicules dont on aura besoin. Le plus évident, ce sont les pompiers, avec des véhicules puissants, spécialisés et adaptés. Les ambulances. Peut-être la police. Il restera quelques usages pour la voiture. Mais il y en aura beaucoup moins.
« Il faut encourager les modes alternatifs »
Une étude allemande estime que les trois quarts des déplacements actuels, sans rien changer au mode de vie, seraient faisables en véhicules électriques légers intermédiaires, qu’on appelle « vélis ». Mais si l’on change nos manières de vivre, en se déplaçant moins loin, il sera moins nécessaire d’avoir une voiture et les vélis se généraliseront.
Quelles sont les principales mesures à prendre pour aller vers ce monde où il n’y aura plus beaucoup de véhicules thermiques à essence ?
C’est très simple : les mesures qui réduisent la vitesse autorisée. Et par ailleurs, les mesures qui restreignent le trafic auto en supprimant des files de circulation, en faisant payer le stationnement, voire la circulation elle-même, en combinant les mesures tarifaires et les réglementaires.
Il y a quelques années, le mouvement des Gilets jaunes partait du constat que l’on est obligé d’utiliser nos vieilles voitures, parce que n’importe où en France, on en a besoin. Comment répondre aux besoins de transport de ces personnes ?
Le Cerema, un organisme public, a fait trois enquêtes successives à la suite des Gilets jaunes qui ont montré que leur opinion a évolué. Elle est devenue majoritairement favorable à la limitation à 80 km/h [l’une des idées pour s’affranchir à terme des voitures].